La Russie

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 La Russie de Poutine. Un procès tendancieux

Dans l'émission de France Culture, La rumeur du monde, en date du 1er novembre, la parole a été donnée à deux politologues et journalistes expertes de la Russie, Marie Mendras et Laure Mandeville. Leur connaissance de la Russie poutinienne et de son évolution actuelle est incontestable. La nôtre est bien moindre. Néanmoins, nous ne pouvons pas laisser passer sans réagir le fond de leurs interventions.

Celles-ci marquaient une convergence plus que suspecte, s'inscrivant dans une vieille tradition anti-russe qui ne devrait plus avoir cours. L'accueil fait à leurs propos par les animateurs de l'émission, Jean-Marie Colombani et Jean-Claude Casanova, qui se sont bornés à renchérir, ne nous a pas paru propre à élargir le débat.

Les prémisses de l'émission, posées par Jean-Marie Casanova, étaient que les Européens d'aujourd'hui, notamment en France et en Allemagne, sont bien naïfs de croire que la Russie s'achemine, sinon depuis la Perestroïka, du moins depuis l'arrivée au pouvoir du tandem Poutine-Medvedev, vers un rapprochement lent avec l'Europe. La Russie au contraire, sans redevenir à proprement parler stalinienne, retombe dans son travers historique, celui d'un autoritarisme sans nuances imposé par les minorités dirigeantes et plus particulièrement, par Vladimir Poutine et son entourage. La population s'en accommode apparemment fort bien. On ne voit pas dans ces conditions sur quels terrains des ententes politiques entre la Russie et les démocraties européennes pourraient aboutir aux coopérations stratégiques envisagées par certains milieux européens.

Mmes Mandras et Mandevile ont confirmé cette hypothèse. Elles ont multiplié les exemples de ce retour à l'autoritarisme, dressant un portrait assez terrifiant de la société qui se met en place à nos frontières. Le seul espoir qu'elles évoquent aujourd'hui viendrait de l'aggravation de la crise économique, privant au moins momentanément le Kremlin et les oligarques des ressources qui leur permettaient croyaient-ils de repartir à la conquête du monde.

Encore une fois, nous ne récusons pas toutes les observations présentées dans les deux livres susvisés ni durant l'émission. Mais nous estimons qu'elles ne suffisent pas pour instruire le procès de la Russie et condamner d'avance toutes les perspectives de rapprochement entre les sociétés européennes et la société russe. Ce rapprochement est dans la logique géopolitique de l'histoire et il faudrait des arguments bien plus sérieux et durables que ceux évoqués dans ces livres pour prendre la lourde responsabilité de le condamner.

Sans faire de procès d'intention aux participantes à l'émission, il faut se rendre compte qu'elles ont vécu de par leurs fonctions et leur culture, ces vingt dernières années, entre Washington, Paris et Moscou, dans une atmosphère de fin de guerre froide. Or depuis 20 ans et ce jusqu'à aujourd'hui, les Américains, loin de donner ses chances au retour de la démocratie en Russie, n'ont eu de cesse de multiplier les vexations d'abord, puis reprendre, directement ou par Otan interposée, la politique dite de « roll back » qui leur avait si bien réussi sous le communisme.

Or pour une telle politique, les velléités d'indépendance diplomatique et économique de l'Union européenne sont considérées comme insupportables. Elles ont pour effet de minimiser la prétendue « menace russe » sur laquelle repose encore une moitié de la politique étrangère américaine (y compris les programmes d'équipement militaires), l'autre reposant comme on le sait sur la menace dite terroriste. Il faut donc s'opposer par tous moyens à ceux qui défendent, en Europe comme en Russie, un rapprochement sur la base d'intérêts partagés entre l'Europe et la Russie. La manoeuvre qui réussit toujours à cette fin consiste à présenter les Européens coupables d'une telle faiblesse comme des naïfs, sinon des traîtres à l' « Occident ».

Voici le grand mot lâché, l'Occident, amalgamant sans nuances l'Europe et l'Amérique, comme s'il allait de soi que leurs intérêts convergeaient. Nous avons été frappés, en entendant parler tant Mmes Mandras et Mandevile que MM. Colombani et Casanova, de ne jamais les entendre désigner les Européens par le terme d'Européens, mais par celui, beaucoup plus vague et surtout dangereux, d'Occidentaux. Il s'agit d'un « trick » que la CIA avait enseigné à ses agents opérant en Europe : ne jamais parler d'Européens, mais toujours d'Occidentaux. Mmes Mandras et Mandevile semblent avoir bien retenu la leçon.

En fait, s'il ne faut pas être naïfs vis-à-vis de la Russie, celle de Poutine et même celle de Medvedev, il ne faut pas l'être vis-à-vis des Etats-Unis non plus. L'auteur d'un éditorial très clairvoyant du Monde en date du 31 octobre, « La firme américaine », rappelle que le gouvernement américain est tout autant dans les mains des firmes politico-économiques dominantes outre-atlantique que ne l'est la Russie dans les mains des oligarques d'Etat aux ordres de Vladimir Poutine. L'article insiste en particulier sur les liens apparemment indestructibles, sinon les relations consanguines, qui associent la firme Goldman Sachs avec le gouvernement fédéral. On sait que Henry Paulson et Neel Kashkari, responsables du plan de sauvetage des banques mis en place ces dernières semaines, dont Goldman Sachs fut la première à bénéficier, en sont issus. Tout laisse penser que si Barak Obama était élu dans quelques jours, ses principaux collaborateurs continueraient à provenir de Goldman Sachs. Business as usual.

On dénonce en Europe la proximité entre les pouvoirs et les patrons. Mais si l'Europe présentait de telles adhérences, que ne dirait-on ? Ajoutons que l'auteur de l'éditorial a la charité de ne pas mentionner la collusion entre les industriels de l'armement, ceux du pétrole et le Pentagone, au sein du discret Military Industrial Complex, qui dirige la grande nation depuis bientôt un siècle.

Il est curieux que Mmes Mandras et Mandevile n'aient fait aucune comparaison entre l'Amérique et la Russie sur ces points essentiels, au lieu de condamner exclusivement celle-ci.

Jean Paul Baquiast
01/11/2008

Marie Mendras. Politologue au CNRS, elle enseigne à la London School of Economics and Political Science et à Sciences Po Paris. Elle dirige également l'Observatoire de la Russie au Centre d'études et de recherches internationales. Rédactrice en chef de la publication du CERI : Les Cahiers Russie/The Russia Papers. Elle vient de publier "Russie : L'envers du pouvoir " (Odile Jacob, 23 octobre 2008).

- Laure Mandeville. Grand reporter au Figaro, elle a vécu en Russie et couvert les différents crises de l'après-communisme depuis 1989, de la Tchétchénie jusqu'aux derniers événements de Géorgie, où elle vient de passer quinze jours. Elle vient de publier "La Reconquête russe" (Grasset, 21 octobre 2008). Avec Fabrice Nodé-Langlois, elle participe à la rédaction du blog "Echos de Russie" sur le site du figaro.fr.

 

 

 

 

 

 

 
 
 
 
 
 
 

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