Sans faire de procès d'intention aux participantes à l'émission, il faut se rendre compte qu'elles ont vécu de par leurs fonctions et leur culture, ces vingt dernières années, entre Washington, Paris et Moscou, dans une atmosphère de fin de guerre froide. Or depuis 20 ans et ce jusqu'à aujourd'hui, les Américains, loin de donner ses chances au retour de la démocratie en Russie, n'ont eu de cesse de multiplier les vexations d'abord, puis reprendre, directement ou par Otan interposée, la politique dite de « roll back » qui leur avait si bien réussi sous le communisme.
Or pour une telle politique, les velléités d'indépendance diplomatique et économique de l'Union européenne sont considérées comme insupportables. Elles ont pour effet de minimiser la prétendue « menace russe » sur laquelle repose encore une moitié de la politique étrangère américaine (y compris les programmes d'équipement militaires), l'autre reposant comme on le sait sur la menace dite terroriste. Il faut donc s'opposer par tous moyens à ceux qui défendent, en Europe comme en Russie, un rapprochement sur la base d'intérêts partagés entre l'Europe et la Russie. La manoeuvre qui réussit toujours à cette fin consiste à présenter les Européens coupables d'une telle faiblesse comme des naïfs, sinon des traîtres à l' « Occident ».
Voici le grand mot lâché, l'Occident, amalgamant sans nuances l'Europe et l'Amérique, comme s'il allait de soi que leurs intérêts convergeaient. Nous avons été frappés, en entendant parler tant Mmes Mandras et Mandevile que MM. Colombani et Casanova, de ne jamais les entendre désigner les Européens par le terme d'Européens, mais par celui, beaucoup plus vague et surtout dangereux, d'Occidentaux. Il s'agit d'un « trick » que la CIA avait enseigné à ses agents opérant en Europe : ne jamais parler d'Européens, mais toujours d'Occidentaux. Mmes Mandras et Mandevile semblent avoir bien retenu la leçon.
En fait, s'il ne faut pas être naïfs vis-à-vis de la Russie, celle de Poutine et même celle de Medvedev, il ne faut pas l'être vis-à-vis des Etats-Unis non plus. L'auteur d'un éditorial très clairvoyant du Monde en date du 31 octobre, « La firme américaine », rappelle que le gouvernement américain est tout autant dans les mains des firmes politico-économiques dominantes outre-atlantique que ne l'est la Russie dans les mains des oligarques d'Etat aux ordres de Vladimir Poutine. L'article insiste en particulier sur les liens apparemment indestructibles, sinon les relations consanguines, qui associent la firme Goldman Sachs avec le gouvernement fédéral. On sait que Henry Paulson et Neel Kashkari, responsables du plan de sauvetage des banques mis en place ces dernières semaines, dont Goldman Sachs fut la première à bénéficier, en sont issus. Tout laisse penser que si Barak Obama était élu dans quelques jours, ses principaux collaborateurs continueraient à provenir de Goldman Sachs. Business as usual.
On dénonce en Europe la proximité entre les pouvoirs et les patrons. Mais si l'Europe présentait de telles adhérences, que ne dirait-on ? Ajoutons que l'auteur de l'éditorial a la charité de ne pas mentionner la collusion entre les industriels de l'armement, ceux du pétrole et le Pentagone, au sein du discret Military Industrial Complex, qui dirige la grande nation depuis bientôt un siècle.
Il est curieux que Mmes Mandras et Mandevile n'aient fait aucune comparaison entre l'Amérique et la Russie sur ces points essentiels, au lieu de condamner exclusivement celle-ci.
Jean Paul Baquiast
01/11/2008
Marie Mendras. Politologue au CNRS, elle enseigne à la London School of Economics and Political Science et à Sciences Po Paris. Elle dirige également l'Observatoire de la Russie au Centre d'études et de recherches internationales. Rédactrice en chef de la publication du CERI : Les Cahiers Russie/The Russia Papers. Elle vient de publier "Russie : L'envers du pouvoir " (Odile Jacob, 23 octobre 2008).
- Laure Mandeville. Grand reporter au Figaro, elle a vécu en Russie et couvert les différents crises de l'après-communisme depuis 1989, de la Tchétchénie jusqu'aux derniers événements de Géorgie, où elle vient de passer quinze jours. Elle vient de publier "La Reconquête russe" (Grasset, 21 octobre 2008). Avec Fabrice Nodé-Langlois, elle participe à la rédaction du blog "Echos de Russie" sur le site du figaro.fr. |