L'interview :
Marc Ferro est un historien français, spécialiste de la Russie, de l'URSS et de l'histoire du cinéma. Co-directeur des Annales et directeur d'Études à l'École des hautes études en sciences sociales, il participe également à un grand nombre d'émissions sur Arte dont Histoires Parallèles. Marc Ferro est l’auteur de très nombreux ouvrages, dont le dernier «1917 Les hommes de la révolution: témoignages et documents», est publié aux Editions Omnibus.
Aujourd’hui la Russie: Comment expliquez-vous que la Russie a toujours mauvaise presse en France ?
Marc Ferro : Il faut revenir en arrière quand le régime soviétique s’est effondré. Ce fut un choc en France. C’était incroyable. Invraisemblable. Au début personne n’y croyait. Puis ensuite sont venues les remarques, «c’était évident, un régime de ce type ne pouvait pas fonctionner ». Aujourd’hui, je pense qu’il n’y a pas de pays plus honni en France que la Russie, alors qu’il n’y a pas de pays dans le monde plus informé des œuvres géniales des Russes et qui les apprécie: de Dostoïevski, Gogol, Tchekhov… aux ballets russes jusqu’à la joueuse de tennis Sharapova.
Pourquoi ? D’abord parce que la classe politique de droite a toujours eu une peur viscérale de l’arrivée des communistes, plus que dans n’importe quel autre pays du monde. Surtout en 1946-47, puis en 1968 avec le printemps de Prague. La droite n’a pas cessé de trembler à l’idée que le parti communiste français, avec ou sans l’aide des Soviétiques, prenne le pouvoir. Aujourd’hui, elle frémit encore en se rappelant sa panique de ces années. Pour le Parti de gauche, c’est pire car toute son espérance politique avait été construite par l’URSS et son monde nouveau: l’Etat providence, la planification…
D’ailleurs, si en 1968 l’URSS n’était plus un modèle, elle était devenue un «rempart». Par exemple, en Italie, lorsqu’il y avait des grèves brisées, les ouvriers de FIAT menaçaient d’«appeler les cosaques !» Et en France, quand il y avait des grèves, le patronat avait une peur bleue que l’Armée rouge se rapproche. Ainsi l’URSS a continué d’être un «recours» jusqu’en 1991. Or tout s’est effondré avec la Pérestroïka et la libéralisation. Ce qui a entrainé pour la gauche une perte de son argumentaire et de son idéologie. Elle a donc une haine et un ressentiment prononcés envers les Russes qui ont échoué et donc trahi les communistes français.
Au total, nous n’avons que des critiques du régime russe - même si elles sont parfois légitimes - et il n’y a pas un jour en France où les journaux ne disent pas du mal de la Russie. J’interprète cette volonté de dénigrement de la Russie comme la présence de ressentiment ou de peur dans l’inconscient des Français. En même temps, il n’y a aucune russophobie : les Français aiment les Russes et réciproquement. Et nous avons un réel engouement partagé pour nos cultures respectives.
ALR: Quels sont les messages diffusés lors de ces attaques médiatiques ?
M.F : Chaque journal diffuse l’idée générale que la Russie retrouve tout doucement un régime stalinien, un régime sans liberté. Poutine est décrit dans la presse comme un tyran, un héritier de Staline.
Il me semble d’ailleurs que la désillusion totale créée par l’effondrement de l’URSS pour le monde de la gauche est exacerbée par la personne de Vladimir Poutine qui redresse le pays. C’est une double humiliation. Toute la gauche française le déteste de réussir là où les soviétiques ont échoué. Mais cela ne peut être dit. C’est une inconvenance. Autre fait intéressant: toutes les critiques de Vladimir Poutine, énoncées par les médias français viennent des journaux russes dans lesquels les journalistes trouvent l’information qu’ils utilisent.
Autrement dit, on assiste à un phénomène étrange, où l’on fait comme si ces journaux n’avaient aucune influence en Russie et comme si il n’y avait pas de liberté de la presse alors que c’est elle qui nourrit la presse française pour la plupart de ses sujets russes. La liberté de la presse existe en Russie, surtout avec Internet, mais il n’y a pas la protection des journalistes pour ceux qui sont contre le pouvoir.
ALR: La presse prend aussi le contre-pied des hommes politiques français qui affichent une bonne entente avec la Russie ?
M.F : Simplement parce que la presse française est de plus en plus hostile à Nicolas Sarkozy. Tout ce qu’il fait est, soit ignoré, soit voué aux gémonies.
Le Président français est un chef d’Etat qui n’est pas hostile à la Russie et s’entend d’ailleurs bien avec Vladimir Poutine. Mais en France, on ne le félicite pas d’être proche de la Russie et encore moins de ces dirigeants russes. Non, les Français vont plutôt avoir une vision de deux gangsters qui s’entendent.
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